mercredi 26 octobre 2016

L'attente / 8. Variations 1.







L'attente s'attend.
Le sol attend la feuille.
Le guichet attend le formulaire.
L'encre attend le cachet.
L'ancre attend le fond.
Le quai attend le suicide.
L'espoir attend la déception.
Le gant attend la main.
Le baiser attend la suite.

Le sujet attend l'objet.
La tablette attend le doigt.
La cuvette attend les yeux fermés.
Le chat attend la souris.
La souris attend en riant.
Le mur attend le migrant.
La tête attend la migraine.

Le néon attend de clignoter.
La cheminée attend le Père Noël.
Le Père Noël attend la pension.
L'élève attend la sonnerie.

Le kiosque attend la musique.
La cigale attend le silence.
Le ciel attend couvert.
La punition attend la menace.
La route attend l'accident.
Le feu attend l'artifice.
L'artifice attend d'être démasqué.
La chaise attend assise.
La prison attend son crime.
Le lacet attend son nœud.
Le noeud attend son marin.
Le marin attend son horizon.
Le nerf attend la guerre.

La prostituée attend la fin du jour.
La prostituée attend la fin de la nuit.
Le soir attend devant la télévision.
Le pied attend d'être pris.
Le sel attend l'esprit.
Le monde attend d'être imprimé.
Le mort attend pour longtemps.
Le fantôme attend dans les couloirs.
Le sexe attend le sexe.
L'heure attend son tic et son tac.





mercredi 19 octobre 2016

L'attente / 7. Le centre de la chambre.




La chambre a perdu son centre. Elle chavire, tangue, vacille.
Elle attend.
Elle se résume à sa surface inoccupée, son volume maladroit, son odeur de sommeil interrompu, ses murs punaisés, sa porte couverte de cartes à jouer, sa fenêtre dominante, son plancher inégal, son plafond à toiles d'araignée, son lit refuge, ses draps en cabane, ses étagères en heures de pointe, ses cadres à mémoire, ses affiches en lambeaux, ses vêtements presque sales, ses jeux à l'ancienne, ses livres à secrets, son bureau champ de bataille, son désordre comme signature, sa poussière tapie, sa lumière éteinte depuis 7h30.
Elle attend.
Elle est encore le chat qui somnole sur la couette chiffonnée, le rideau qui filtre le dehors incessant, le linge humide de la veille.
Elle attend.
Elle regarde le spectacle d'une rue qui lentement plonge dans le raccourcissement des journées.

Elle attend.

Son attente commence un mercredi matin et comptera les jours jusqu'au prochain mercredi midi.

Elle attend, elle aussi.



mardi 18 octobre 2016

L'attente / 6. Tant de libertés prises à son égard.



L'attente perdait son temps. Cela en devenait déprimant. Rien ni personne ne se présentait à faire piaffer d'impatience. Il y avait ce jour-là une sorte d'absence d'urgence, un abandon de la frénésie collective, un relâchement de la tension individuelle. Une stagnation du stress-roi.
Elle fut obligée de regarder alentour, rendue à une solitude nouvelle, contrainte de poser sur le monde un regard autre. Elle vit des plantes grandir à vue d'âme, des arbres flotter de concert, des ciels se mélanger sans vergogne, des humains enchaîner leurs occupations dans le temps présent nécessaire à chacune d'elles. 
L'attente eut le sentiment que tous les éléments vivants qui l'entouraient, selon une temporalité propre, développaient une vie autonome où ni empressement ni appréhension ni oppression n'étaient de mise.
L'attente en resta muette et comme pétrifiée de tant de libertés prises à son égard.
Dans un silence inhabituel, elle se leva, prit une pierre lourde qui traînait là et se frappa la tempe d'un coup bref et puissant. Elle perdit connaissance.
Au réveil, rien n'avait changé.
Tout coulait.



samedi 15 octobre 2016

L'attente / 5. Lombrics et pucerons.



Ce matin, le reflet dans la porte vitrée de la guirlande lumineuse qui parcourt ma bibliothèque se confond avec le monstrueux plan de tomates qui termine sa saison au fond de la cour.

Deux vieilles vestes chaudes s'aèrent depuis hier des odeurs tenaces que de longs mois de confinement au fond du garage ont favorisé.

Trois poivrons tentent malgré la pluie d'atteindre l'objectif que je leur ai fixé, terminer dans nos assiettes pour ma plus grande fierté.

Une chaise en plastique blanc se souvient des heures de lecture sous la protection du potager.

Des centaines de lombrics s'activent dans leur caserne de compostage, jamais avares de labeur glouton.

Une petite fougère est venue se nicher à deux mètres du sol entre trois briques disjointes et amène un peu de forêt dans ma cité.

Une capucine bienveillante accueille des milliers de pucerons, visiteurs d'automne incongrus et heureusement ici rassemblés.

La cour attend.




jeudi 13 octobre 2016

L'attente / 4. Encore à s'observer.






L'attente a de suite remarqué sa présence. Peut-être que le mouvement de s'asseoir avait eu lieu simultanément. Ou peut-être, probable, qu'elle était déjà là l'autre, sagement assise comme espérant une compagnie, scrutant une victime.

Le monde pendant ce temps vaque. Guerres, loteries, chasses aux lions, pornographies. Chacun s'occupe.

Et elles deux, toujours assises face à face.

Rien n'arrivait qui aurait dû arriver si le cours des choses avait bien voulu un tant soit peu faire son boulot correctement et sans rechigner comme c'est le cas trois fois sur deux.

Le monde pendant ce siège vit. Insultes, rumeurs, tartes à la crème, mains au cul. Chacun se défoule.

Et elles deux, encore à s'observer l'air de rien.

Jamais rien à offrir à la patience et à la mesure, à la tempérance et à l'espoir. Seulement un sourire impavide doublé d'un sarcasme à peine étouffé.

Le monde pendant ce duel bouge. Inondations, larmes amères, ventes d'armes, harcèlements. Chacun se vide.

Et elles deux, infiniment liées, rien à faire.

Au fil des heures longues, des heures denses et froides se sont ajoutées au point de former un amas de temps informe et dévorant.

Le monde pendant ce temps.

Et elles deux.

Sur ce, l'insatisfaction s'est levée d'un bond et est sortie répandre sa bile jalouse ailleurs et partout.



dimanche 9 octobre 2016

L'attente / 3. Volcan.



attente
n'en pouvait plus
définitivement
comme volcans endormis se rappellent sans prévenir

depuis combien de vagues impressions
croupissait là
regardait qui à gauche qui plus à gauche plus bas
tantôt yeux paupières fermés closes
à droite même parfois ou plus à droite plus haut
tantôt oreilles tête bouchées penchée

croupissait là
depuis temps pas humain
butait contre
chaque lieu pas humain

là qui est vide
là qui est occupé
là qui est vague
là qui est endormi

rien rien trois fois rien et même plus
plus rien
n'arrivait au devant de son regard muet

oubliée

était oubliée s'était oubliée avait fait son temps

attente
explosa


samedi 1 octobre 2016

Laver les mains




il a fallu

classer
ordonner
autrement présenter
relire par même occasion

un libellé "Journal de Tribunal"
accès plus simple pour affaire compliquée
interminable
inépuisable

tentative d'épuisement d'un lieu
tentative d'épuisement d'un dossier
tentative d'épuisement d'un corps
tentative d'épuisement d'un esprit
tentative d'épuisement d'une santé

glaçante récurrence

et pour s'appuyer dessus
écrire une suite
une suite de fragments
éclats
la vie et ce qu'elle est devenue
somme d'éclats

sommes
sommes-nous
chante Bashung
sommes-nous débarrassés de cette boue

prière
aux fantômes
à la nature
à la vie
au reste de la vie
à la mort
au projet de la mort
en soi inscrit

prière
à soi
à sa résistance
sa combativité
sa sauvagerie

prière
au monde

petite prière
grande prière
silencieuse prière
honteuse prière

prière
à la boue

malaxe
chante Bashung

je m'en lave les mains
j'ai dans les bottes des montagnes de questions

chante Bashung

des montagnes de questions

voudrais m'en laver les mains
une bonne fois
pour toutes

prière






Journal de Tribunal J - 14. Vie mentale.


Aujourd'hui 10 mars, il manque 14 jours pour arriver au 24 mars

Il n'est pas simple de rester au centre, debout, droit, disponible, souriant, affable, confiant, volontaire, constructif, aimant, intelligent, souple, inventif, économe, généreux, sage, honnête et beau.

Il n'est pas simple d'être reconnaissable. Même pour soi.

Journal de Tribunal J - 13. La boue.



Aujourd'hui 11 mars, il manque 13 jours pour arriver au 24 mars.

Je dois aux espaces verts et aux forêts des instants inoubliables où, à coups de grandes respirations, j'ai évacué le trop plein (le cul et le dos) du brassage régulier, quasi quotidien, des requêtes multiples qui m'ont mené devant un juge. Souvent au cœur de la verdure, dans la contemplation fatiguée des fougères et des chênes, des étangs et des canards, j'ai pu reprendre l'air, comme on va prendre l'air et d'ailleurs je l'ai rendu, inspirant et expirant, cherchant toujours à renouveler l'oxygène.
C'est que, depuis dix ans, une certaine idée de la saleté, de la salissure, de la souillure s'est installée je ne sais où en moi et à force d'être trainé (le mot est juste) devant les tribunaux, comme on est trainé dans la boue, il m'est arrivé de me sentir sale, poisseux, puant.
Une petite virée en lointaines végétations ardennaises ou en proches allées au parc voisin, peu importe, il fallait se régénérer, se laver des monceaux d'allégations mensongères, calomnies, ignominies répandues à tour de pages.
Il ne suffisait pas d'être à chaque fois mis hors de cause par le juge pour être lavé. Ni de recevoir un euro symbolique pour harcèlement moral. Procédure et paperasse que tout cela.
Non, toucher des arbres, entendre craquer des branches, cueillir des plantes sauvages comestibles, observer des renards depuis un abri, sillonner des chemins boisés à vélo. Il le fallait.




Journal de Tribunal J - 12. La paille.




Aujourd'hui 12 mars, il manque 12 jours pour arriver au 24 mars.
Il y a cinq colonnes sur le document intitulé "Prestations du 17-06-15 au 05-11-15". Un numéro de dossier 15.0023 et le nom des deux parties.
Ces colonnes/rubriques sont intitulées Date - Prestataire - Devoir - Durée - Détail.
A la date du 17-06-15 les initiales FH, le code 01 Conférence au cabinet 1h00 et cli en détail.
A la date du 29-07-15 les initiales CM, le code 13 Téléphone 5' et mail cli en détail.
Ainsi de suite on trouvera sous la rubrique Devoir : Correspondance, Attente, Plaidoiries, Conclusions, Consultation.
Les durées vont de 5' à 1h10 et sous la rubrique Détail, on lit : disc cli avt et après audience ou encore correct et ajouts projet ccl accord.

Tout cela est très clair. Est devenu clair avec le temps.

Cela c'est la moindre seconde passée par les avocats pour s'occuper de vous et de votre dossier. Tout y passe. Temps de rédaction, temps de parole, temps de réflexion, temps d'attente, temps de présence, temps de consultation.

Le temps c'est de la paille. Le temps vous met sur la paille.



Leur temps c'est votre argent.
En dix ans, quelques milliers de pages ont été rédigées, photocopiées, envoyées, archivées.
En dix ans, quelques milliers d'euros ont été versés, empruntés, remboursés, brûlés.

Le temps c'est de la paille. L'argent flambe bien. La paille aussi.

L'argent n'a pas été octroyé au plaisir d'aller au restaurant (exceptionnellement), de louer un gîte plus de six jours (rarement), de constituer une épargne pour les études futures ou à d'autres plaisirs si petits soient-ils. L'argent a été affecté à cela et parfois, lors de tel ou tel boulot d'ordre alimentaire, je voyais cet argent disparaître avant que le travail ne soit fini. Et pour les boulots qui n'étaient que plaisir mais bénéficiaient toutefois d'une rémunération, celle-ci prenait la poudre d'escampette et filait dans les rubriques mentionnées plus haut.

Le temps c'est de la paille. On pourrait se rouler dedans et avoir le cul qui gratte d'y forniquer joyeusement. Mais non. On est juste assis dessus, sonné, sidéré qu'on puisse en ce monde se retrouver sur un banc froid parce qu'une personne qui n'a plus d'autre occupation dans la vie que de vous la pourrir décide de remettre le couvert régulièrement.

Le temps c'est de la paille. Et le vie est un fétu.

Journal de Tribunal J - 11. Traces.



Aujourd'hui 13 mars, il manque 11 jours pour arriver au 24 mars.

Attente étirée d'une audience.
Désordre et fracas des souvenirs en pagaille.
Mémoire cruelle.

Relecture de documents qui n'auraient jamais dû exister.
Les doigts tremblent.

En septembre 2009, E.C. se rend dans les locaux de la zone de Police de Bruxelles afin de déposer plainte pour des faits de maltraitance.

On vient d'où?
On va examiner des refus de paiements de contribution alimentaire, des questions d'allocations familiales. Qui garde quoi? Qui rembourse à qui?

On est passé par où?
Par là.

E.F. et son papa déclarent qu'aucun membre de la famille proche ne souffre d'un trouble psychologique ou psychiatrique et n'a jamais fait l'objet d'une investigation professionnelle dans ces domaines.

Pourquoi n'a-t-on pas dormi un certain nombre de nuits?



On a traversé quoi?
Ceci.

Monsieur dit avoir déposé plainte suite aux enièmes dires de F concernant les agissements de...
et
Monsieur dit avoir pris conseil auprès de son avocat avant de déposer plainte.
et
Lors de cette audition, l'enfant tiendra le discours suivant :...

Pourquoi n'est-on pas devenu sauvage?
On a lu quoi?

Il m'attache parfois aussi les pieds.
et
La dernière fois c'était dans l'atelier.
et
Ca arrive quand maman fait des courses ou travaille.

Que faut-il pour que de la maltraitance physique soit reconnue?
Des traces, mon bon monsieur.

Des traces.




Journal de Tribunal J - 10. Fait divers.



Aujourd'hui 14 mars, il manque 10 jours pour arriver au 24 mars.

Pourquoi le sommeil incertain est-il devenu la norme?

Pourquoi les premières joies de l'enfant né se transforment-elles en heures déchirantes?
Pourquoi se sert-on de l'enfant pour déverser sa haine du réel?
Pourquoi dit-on à l'enfant que son père est un éléphant de mer?
Pourquoi laisse-t-on l'enfant au milieu d'une gare à 7 heures du matin?
Pourquoi demande-t-on à l'enfant de taire ce qui s'est passé?
Pourquoi l'enfant doit-il endurer l'interminable posture victimaire de l'adulte?

Pourquoi ne pas laisser l'enfant vivre son enfance?



Pourquoi arpenter les couloirs résonnants des commissariats?
Pourquoi arpenter les couloirs résonnants des hôpitaux?
Pourquoi arpenter les couloirs résonnants des tribunaux?
Pourquoi arpenter les couloirs feutrés des cabinets d'avocats?

Pourquoi l'accumulation des violences se matérialise-t-elle en cellules malvenues?
Pourquoi le temps ne fait-il rien à l'affaire?
 
Pourquoi le cœur s'emballe-t-il?
Pourquoi le corps se noue-t-il?
Pourquoi les yeux s'embuent-ils?

Pourquoi le sommeil n'est-il plus sommeil?


Pourquoi ne pas être devenu le protagoniste d'un fait divers?
          
      






Journal de Tribunal J - 9. La joie.



Aujourd'hui 15 mars, il manque 9 jours pour arriver au 24 mars

Toute entreprise de destruction, contre sa propre volonté, ne peut ôter la joie

voir revenir le gamin de l'école
sentir le corps chaud du gamin blotti contre soi dans le canapé
assister à un tour de magie dont le gamin s'imagine qu'on ne voit pas les coutures
aider le gamin à terminer son devoir
s'interroger avec le gamin sur l'utilité des mathématiques
regarder dormir le gamin aux alentours de midi un dimanche
dire du mal, comme le gamin, de ce professeur borné et vieux jeu
remonter aux côtés du gamin une ruelle de maisons ouvrières et recevoir un cours sur les types d'habitat

Toute entreprise de destruction, contre sa propre intention, produit de la vie

observer le gamin reprendre la lecture d'Harry Potter ou Charlie Hebdo
apporter au gamin une troisième crêpe en ce congé de carnaval pluvieux
entendre le gamin raconter un détail d'un spectacle vu six ans plus tôt
imaginer avec le gamin l'agencement à venir de la chambre
caresser à quatre mains le chat récemment accueilli et désormais complice du gamin
rire de la blague dont le gamin a oublié la chute
passer sa main dans les cheveux trop  longs du gamin
sourire au gamin de toute la détresse accumulée

Toute entreprise de destruction, contre sa propre détermination, dessine un nouveau paysage


Journal de Tribunal J - 8. Le silence.




Aujourd'hui 16 mars, il manque 8 jours pour arriver au 24 mars.

Il est 7 heures. Le sommeil s'en est allé à 6h30. Tout seul, sur la pointe des pieds. Les douleurs lombaires et le rayonnement aigu qu'elles provoquent dans le bassin ont eu raison de la position couchée. Peu d'heures de repos, comme souvent. Sans doute aurait-il fallu éteindre la lampe de chevet plus tôt. Mais Georges Perec avait accaparé mon attention et j'avançais dans "Espèces d'espaces" plein de questionnements sur les ateliers d'écriture à animer bientôt.
Le gamin est parti tôt pour se rendre au départ d'un voyage scolaire de trois jours en Hollande, coïncidant avec la semaine où il ne vit plus ici mais là-bas, loin, trop loin de Bruxelles. Dès l'instant où la porte se ferme derrière lui, le silence emplit l'appartement.

Le silence n'est jamais silence. Le craquement du parquet sous les pas, le ronronnement du frigo, le son étouffé des voitures. Des vies vont et viennent au dehors. Ici tout semble mort. En attente. Les livres, les miroirs, les lampes, les plantes, les chaises, tout semble s'être endormi pour une semaine. Ici les fantômes règnent en maître pour une semaine.

Ironie du silence.
.
Aujourd'hui, je vais me pencher sur le projet Ma vie d'enfant, adaptation théâtrale à écrire d'après le roman de Maxime Gorki. L'histoire de cet enfant confronté à la violence des adultes et dont il doit s'émanciper pour devenir à son tour adulte, ne peut que faire écho à la violence subie par le gamin. Son voyage de trois jours le sort du labyrinthe. Il va passer une frontière, loger sur une île. Même dans le cadre de l'école, ce seront des moments de liberté, à l'écart de ses parents.



"Vivre, c'est passer d'un espace à l'autre, en essayant le plus possible de ne pas se cogner" écrit Perec. Dans la cuisine/couloir qui coupe l'appartement en deux, souvent nous nous cognons les enfants et moi. Ils traversent cet espace rectangulaire long et étroit rapidement alors que j'y suis statique, tout à la préparation du repas ou à l'exécution des tâches ménagères liées à l'usage d'une cuisine.

Ironie de l'espace.

Pendant une semaine, plus aucun risque de se cogner.
Sauf au silence.
 
 

Journal de Tribunal J - 7. Les lapins et les sirènes.



Aujourd'hui 17 mars, il manque 7 jours pour arriver au 24 mars.

On était bien tranquille.
On gambadait.
Il y avait bien des bruits au loin, voitures, gens, tout ça qui pétarade qui s'excite.
Le temps était clément. On jouait inconsciemment.
On vivait.
Petits et grands.
C'était bon.



Ca faisait 2'22" que le cinéaste amateur jouait son Kubrick.
Soudain un boucan pas possible. Ca arrive souvent ce genre de tintamarre.
Le type qui nous filmait a cru qu'on détalait à cause de ça.
Pas du tout.
On foutait le camp parce Stanley commençait à nous les chauffer sévère avec son téléphone portable.
Chez nous c'est pas fait pour lui.
Le parc c'est pas fait pour emmerder les autres.
C'est pas parce qu'il a besoin de s'aérer et d'évacuer ses angoisses qu'il faut nous mater le cul.
Si ca se trouve, il va publier la vidéo sur YouTube.
Pas gêné le réalisateur de série Z.

Un moment, il a quand même cessé son truc.
Bien obligé, on s'était tous réfugiés à la maison.
Alors il est allé filmer les canards.
Ah le con.

Journal de Tribunal J - 6. La santé.


Aujourd'hui 18 mars il manque 6 jours pour arriver au 24 mars.

Et comment va la santé?
Oh ben vous savez ce qu'est, on rajeunit pas.
Le corps souffre.
On a toujours bien un bobo par-ci par-là.

Ca, c'est pour dans quelques années (ca ira vite), genre au cocktail de l'Union des Artistes ou de la Sacd.

Bonjour vous êtes bien au cabinet de Jacqueline D. Je serai absente jusqu'au 21. Vous pouvez faire appel à madame Van K. dont voici le numéro...

Que dit madame Van K, une fois dans son cabinet?
Merci de laisser vos chaussures dans la hall.
Les premières douleurs au dos remontent à..?
Fin de l'adolescence. Réformé pour tassement des disques lombaires.
Ah oui, ca fait un bout de temps...
Oui, 35 ans en gros...
Et là en ce moment?
Bloqué depuis 8 jours. Sais pas comment me mettre. Assis, couché, c'est douloureux. Seuls la marche, le mouvement soulagent.
On va voir ça. Vous pouvez vous déshabiller, ne gardez que les sous-vêtements...
Ouf.
Quelque chose de particulier pour l'instant?
Voilà la question! Quelque chose de particulier pour l'instant...

Hop, en deux minutes, je résume dix ans de... calvaire/tourments/bassesses/intimidations/manipulations/barrez les mentions inutiles/il n'y en a pas/tout est bon/la liste est longue/n'en jetez plus/ça déborde/et ça doit bien se foutre quelque part ces tensions/bordel.
On s'allonge chez l'ostéopathe comme chez le psy...



Penchez-vous.
En avant.
Sur le côté gauche... droit...
La douleur est plus forte à gauche?
A gauche, je crois...
Mmmm.
Allongez-vous.
Asseyez-vous.
Bien au bord.
Penchez-vous.
Oui jamais simple ces histoires de tribunaux...
Posez le genoux gauche sur ma hanche.
Poussez.
Légèrement.
Inspirez.
Poussez quand vous expirez.
On recommence.
Plus lentement.
D'autant que c'est toujours l'enfant qui trinque...

Pas faux, mme Van K! Mais, comme vous le constatez, mon dos, ma colonne, mes vertèbres, mon bassin ont leur part du gâteau.

Faudra se revoir la semaine prochaine.
La machine n'est pas en très bon état.
50 euros.
Ma mutuelle ne rembourse pas.
Ah oui, toutes les mutuelles de le font pas.
50 euros quand même.

Elle le pense mais ne le dit pas.

Vous pouvez vous rhabiller.
Ouf.

Mission : trouver 50 euros pour la semaine prochaine.





Journal de Tribunal J - 5. Le sein.



Aujourd'hui 19 mars, il manque 5 jours pour arriver au 24 mars.

Le cartable était resté chez moi. Le gamin parti en voyage scolaire le mercredi, jour de passage habituel vers la résidence maternelle, revenait vendredi en fin de journée. Il fallait donc lui apporter le cartable à son retour pour qu'il l'ait le weekend.

La mère est le parent biologique ou adoptif de sexe féminin d'un enfant, le parent biologique ou adoptif de sexe masculin d'un enfant étant le père, et définie en langue française comme une « femme qui a mis au monde, élève ou a élevé un ou plusieurs enfants ».

Vu qu'il avait une valise à roulette, un sac à dos et son cartable à reprendre pour repartir dans le village lointain et maternel, j'avais suggéré au gamin que sa mère vienne le chercher et qu'il ne soit pas obligé de prendre métro et train en soirée pour rejoindre la pampa. Il s'était donc arrangé par téléphone avec elle pour qu'elle soit à l'arrivée du bus scolaire.

Le mot qui signifie « mère » est un des plus répandus au monde à travers toutes les langues indo-européennes (racine ma), ainsi que dans beaucoup d'autres (en chinois par exemple : pinyin ma). En français, le mot maman résulte d'une formation enfantine par redoublement, semblable au latin, au grec mamma qui veulent dire « sein » (cf. mamelle).



Lui apporter ce cartable était aussi l'occasion pour moi de le voir deux minutes, juste deux minutes dans une semaine d'hébergement maternel. En arrivant sur l'esplanade où le bus devait arriver, saisi par un froid déprimant, j'ai attendu sous mon bonnet, faisant les cent pas et même plus.  Le bus tardait et, renseignement pris auprès d'autres parents qui attendaient, il aurait beaucoup de retard, coincé qu'il était sur le ring. Revenir de voyage scolaire un vendredi en fin de journée alors qu'on arrête un terroriste d'importance en même temps que se tient un sommet européen est une très mauvaise idée.

Dans le cas des mammifères comme pour les humains par exemple, la mère porte l'enfant (d'abord appelé embryon puis foetus) dans son utérus à partir de sa conception jusqu'à ce qu'il soit suffisamment développé pour naitre. C'est au terme de la grossesse que la mère accouche de l'enfant. Après la naissance, la poitrine de la mère produit du lait pour nourrir l'enfant.

Point de mère venue d'un village lointain non plus sur cette esplanade. Sans doute coincée dans les embouteillages aussi? Non, simplement pas venue. Et probablement suis-je aussi là pour ça, constater qu'elle ne viendrait pas chercher le gamin, que je m'en doutais, que c'était trop loin, trop fatiguant, qu'il fallait certainement s'occuper de ses autres enfants, prioritaires imagine-t-on.

Pour les organismes non sexués, « mère » est parfois utilisé pour dire « parent », dans le cas des organismes unicellulaires qui se reproduisent par fission, la « mère » désigne la cellule qui se divise pour produire des « filles ».

A un moment, quelqu'un s'est avancé vers moi. La grand-mère maternelle. Avec un sourire de maternelle circonstance, elle a proposé de prendre le cartable pour que "je ne sois pas obligé d'attendre". Suave attention dont je la remercie. Elle a ajouté que le gamin dormirait chez elle à Bruxelles. J'étais fatigué, transi de froid et, sachant que le lendemain il fallait faire de la route, monter câbles et projecteurs pour jouer le soir à l'anniversaire d'une amie, j'ai choisi de partir sans le voir, ne fut-ce que deux minutes.

Les mères ont un rôle très important dans l'éducation des enfants et le titre de mère peut être donné à une femme qui n'est pas le parent biologique de l'enfant mais qui remplit le rôle de celui-ci et élève l'enfant.

Le rôle de mère. Pas d'audition pour ce rôle-là.



Journal de Tribunal J - 4. Le coeur



Aujourd'hui 20 mars, il manque 4 jours pour arriver au 24 mars.

Depuis deux jours, il fait plus froid.
Ou c'est une impression peut-être.
Le décompte du temps à l'œuvre ici me glace le coeur.

Ce qui réchauffe.
Dans le vent glacial de la forêt, mousses, arbres nus, sapins, fougères, racines font du bien.
De suite rassuré en forêt.



Ce qui réchauffe.
Les commentaires élogieux des spectateurs hier soir. Un homme, pas loin des quatre-vingts ans, parle de "découverte" après avoir vu un spectacle aussi proche dans le salon de la maison de son frère. Un autre admire le sens de notre démarche de proximité. On parle circuit court, transition, simplicité. Quelque chose est en marche. Un peu partout.

Ce qui réchauffe.
En ouvrant Facebook, découvrir que François Bon a publié mon texte "Devenir ours". Etre transi d'émotion d'avoir été lu par lui, accepté par le bonhomme. Publié dans sa revue Tiers Livre.
Le texte proposé est une tentative de composer un texte au départ de trois autres. Il est en lien, bien sûr (pourquoi bien sûr) avec ce journal, avec les dix années écoulées, avec l'enfance abîmée du gamin, les conséquences sur la santé du père du gamin et sur le désir, parfois, de devenir ours.

Cet accueil par François Bon d'un texte si difficile à produire me réchauffe le cœur.

Journal de Tribunal J - 3. La piste.



Aujourd'hui 21 mars, il manque 3 jours pour arriver au 24 mars.

A 15h, un dernier coup de téléphone à l'avocat est prévu.
C'est vous qui appelez est-il précisé dans le dernier échange de mail.
Les minutes d'entretien seront facturées et je paie la communication.

Qu'est-ce qui pourrait encore être tenté à trois jours d'une audience? 
Quelle ultime proposition faire à la partie adverse pour qu'elle enterre la hache de guerre?
Quelle réflexion amener dans le débat contradictoire qui va se dérouler devant la juge?
Quelle lueur?
Quelle trouvaille?
Quel compromis?
Quelle suggestion?
Quelle piste?



Une idée a fait son chemin ces derniers jours: tout payer.
Ne pas demander que l'autre parent intervienne pour moitié dans les frais liés au gamin.
Ne rien demander.
Assumer seul, comme par le passé.
Comme depuis le début.
Prendre acte du désengagement financier de l'autre parent.
Ce parent qui en veut le titre, le temps de présence égalitaire mais n'en veut pas supporter les conséquences matérielles.

Qu'est-ce qui peut faire changer le cours des choses?
Qu'est-ce qui n'a jamais été tenté?
Qu'est-ce qui reste?

Reste-t-il quelque chose quelque part à sauver?

Un gamin.







Journal de Tribunal J - 2. Rêve noir.



Aujourd'hui 22 mars, il manque 2 jours pour arriver au 24 mars.

Il faisait beau ce matin. J'ai hésité. Métro? Pas métro.
Schaerbeek - Saint-Gilles.
Une réunion pour un projet qui se rapproche.
Un peu de tram et le reste à pied finalement.

Se concentrer sur la prochaine aventure à mener. De nouvelles collaborations. Une belle équipe que je connais peu. Il y aura de la vidéo, du travail d'ombre, des rétroprojections, un pianiste live. Tout cela est excitant, assez nouveau pour moi un tel mélange d'écritures.
Rêver ensemble.
S'éloigner un moment de ce qui oppresse.
En tout cas c'était le projet en déjeunant.

La réalité sera:
revenir de cette réunion à pied (1h30 de marche c'est toujours ça de pris pour l'embonpoint)
entendre les sirènes déchirer la ville
sentir la tension tomber sur la cité comme un filet sur un banc de poissons
entendre les sirènes déchirer la ville
réaliser que hier c'était bien hier et qu'aujourd'hui on est un cran plus loin
imaginer le gamin en sécurité en principe dans son école
entendre les sirènes déchirer la ville
manger un sandwich trop vite
reprendre la voiture pour chercher le gamin à l'école
entendre les sirènes
entendre
entendre
entendre
en tendresse



être déchiré aussi
pour ceux qui meurent là un matin dans la cité
pour un monde devenu si noir si près
pour le gamin qui marche tous les jours dans la cité et dans un monde noir.















Journal de Tribunal J - 1. Cauchemar blanc.



Aujourd'hui 23 mars, il manque un jour pour arriver au 24 mars.

Il manque un jour.

Appris hier l'attentat dans le métro par un sms de mon autre gamin alors qu'il est en voyage scolaire au Portugal, alors que je venais d'apprendre celui de l'aéroport. Ce message dit "attentat dans le métro Arts-Loi Schuman". Ces stations le gamin au centre du labyrinthe les traverse pour aller à l'école, du moins quand il vient de son hébergement maternel. Comme il traverse les gares aussi à devoir faire, une semaine sur deux et à 13 ans, 70 kilomètres en train et métro pour rejoindre son établissement scolaire. Le cœur s'emballe vite à l'idée que le gamin est passé là une petite heure avant le grand boum.

Il manque l'autre gamin pour se réchauffer ensemble.

Regardé hier soir, et sans doute jusqu'à la nausée, les informations télévisées. Attirance et répulsion. Pourquoi rester devant cet écran? Impossible d'entamer quelconque conversation sur quoi que ce soit d'autre. On va donc se coucher avec cette journée cauchemardesque comme terreau d'insomnie.

Il manque un grand lit pour tous se serrer fort et longuement.



Des flots de sang, je patauge dans des flots de sang, je ne sais où, un lieu qui ressemble au tunnel du métro enfumé vu aux infos en boucle boucle boucle boucle, je dérape dans ce sang, ça glisse, le sang est blanc soudain, blanc blanc blanc, je cherche mes gamins dans un brouillard infini et silencieux, il est 4h56, 4h56, 4h56, l'heure blanche des insomnies prévues.

Aujourd'hui, il va falloir attendre demain.
Vivement demain 14h.
Qu'on y soit.
Qui mal y pense.


Journal de Tribunal J - J = 0. La blague.



Aujourd'hui 24 mars, il manque x nombre de jours avant la date X.

J'avais prévu de m'y rendre à pied. Respirer la ville encore choquée pour relativiser l'angoisse nombriliste. Préparer le mental à encaisser le rituel glaçant de l'accueil où certainement militaires, flics, super flics et méta gardes allaient me fouiller. (On fouille bien les gamins de 13 ans à l'entrée du métro - ouvre ta veste, ton cartable, c'est ok - dixit mon gamin en revenant de cette première journée d'école post terrorisme de proximité). Emprunter les ascenseurs aux parois réfléchissantes car tout et tout le monde réfléchit dans un Tribunal. Ca fume et ça soupire, ça complote et ça tient des documents par tonnes entières. C'est le royaume de la messe basse et des mines enrobées.
Je m'apprêtais à attendre une heure deux heures trois heures que ce soit mon tour, notre tour à nous parents du gamin dans le labyrinthe, réunis en ces lieux par la enième démarche baptisée requête de la part du parent qui n'est pas moi. Je m'attendais à subir vingt minutes de plaidoirie saignante avec volonté de destruction évidente, comme déjà subi par le passé, et même si ces effets de manche sulfatés me sont devenus coutumiers, on ne s'habitue pas vraiment à entendre sa petite personne trainée dans le caniveau sous un déluge d'allégations mensongères et de postures victimaires.



C'était sans compter sur un élément tout bête. Il suffit à un avocat de déposer la veille de nouvelles pièces au dossier et de profiter du flou qui entoure la tenue ou pas des audiences au vu des attentats qui nous sont tombés sur le cœur, pour que tout soit reporté à une date ultérieure.
Bien joué. Pas très fin, classique, attendu (enfin je ne m'y attendais pas dois-je bien reconnaître).
De toute manière, le bâtiment est resté fermé aujourd'hui et tous, parents ahuris et parents offensifs, parents meurtris et parents inconscients, nous serons prochainement convoqués car nous n'y couperons pas aux regards des greffiers, juges et procureurs, ni aux fouilles des agents de sécurité.

Les meilleures blagues ont une fin. Un jour ou l'autre.


Journal de Tribunal J + 3. Le temps.



Aujourd'hui 27 mars, il manque 57 jours avant le 23 mai.

Le temps est assassin ou compté.
Le temps est une anneau de Moebius.
Ce qui finit commence.
Ce qui devrait s'arrêter se poursuit.
Ce qui avance recule.
Ce qui se passe n'a pas lieu.
Ce qui adviendra s'est déjà produit.
Les - sont des +.

On s'assied. On réfléchit.
Le 24 mars s'appelle le 23 mai.
Par le coup de baguette d'un avocat et d'un attentat.
On mesure à nouveau sa petite vie à l'aune de l'histoire sanglante.

On se prépare à attendre, attendre, attendre.
Faut-il continuer à écrire et recommencer le décompte?